Laurent Delaloye
art contemporain
Rien ne presse…
Il n’y a pas si vieux – je pense au début des années 1980 – l’image n’était pas vraiment une priorité, du moins dans la presse quotidienne de Suisse romande. De longues considérations écrites valaient mieux que de précis arrêts sur image. La vérité se trouvait davantage sous la plume du rédacteur qu’au bout de l’objectif du reporter photographe. Au fil de l’édition du journal du lendemain, la photo – régulièrement un portrait issu des archives – avait une fâcheuse tendance à rétrécir, voire disparaître. Le verbe était l’apanage d’une élite et le lecteur devait subir la page globalement typographiée. Fastidieuse monotonie!
La nouvelle formule du quotidien suisse Le Matin d’alors devait changer la donne. En profondeur. Alors jeune journaliste je me suis vu parachuté «rédacteur photos». Non pas pour écrire des légendes sous les images sélectionnées pour publication, mais bien pour aller à la quête de la photo témoin, la photo d’actualité. Le document vérité allait ainsi prendre sa revanche sur le texte et apporter un bon bol d’air de véracité dans les pages d’infos et des faits divers. La photo devient valeur ajoutée, laissant au texte un rôle explicatif. Si les magazines (inter)nationaux avaient depuis belle lurette le privilège de cette manière de présenter l’info, à l’exemple de Paris Match et son célèbre slogan «Le poids des mots, le choc des photos», il n’existait étonnamment rien de semblable au niveau de la presse (supra)régionale et locale en Suisse francophone. Aujourd’hui, bien évidemment, l’image est une priorité pour l’ensemble des titres de presse.
La révolution était en marche et l’argentique trônait toujours en incontournable seigneur. Le photographe de presse vivait un statut enviable et stressant «sur le terrain». Avec l’arrivée de la couleur, le métier se professionnalisait encore un peu plus. Le noir/blanc n’étant plus suffisamment sensationnel, les éditeurs ont dû s’équiper de laboratoires sophistiqués pour répondre à cette nouvelle exigence. Jusqu’à la célèbre invention du numérique à la portée du premier citoyen journaliste venu.
En moins de vingt ans qu’il ne faut pour l’écrire, la photo d’information s’est ainsi vue banalisée, l’avènement des smartphones et autres appareils portables étant passé par là. Aujourd’hui, la menace de Big Brother n’en est plus une. C’est la réalité! Une ingérence douloureuse dans la vie privée. Le choc de la photo, le poids des maux, désormais.
L’art à la rescousse
C’était sans compter sur l’art contemporain et son lot d’émotions qu’il procure! Certes, on reste souvent dans la provocation, mais la cruauté en moins. C’est dans ce climat qu’émerge un Régis Colombo, artiste et photographe, explorateur de domaines aussi variés que ceux de la presse, de la pub, du portrait, de l’art visuel, de la mise en scène. Un travail nourrissant l’autre, il est délicat pour lui de devoir choisir entre sa passion pour la peinture, le voyage, le reportage, l’architecture, les nouvelles technologies. D’ailleurs, ses interlocuteurs n’avaient-ils pas le choix entre huit cartes de visite différentes! Une philosophie de vie qui pourrait avoir le revers de sa médaille tant la crainte de devenir dépendant de son indépendance le taraude.
Mes pérégrinations de passionneur (contraction des mots «passion» et «collectionneur») en quête d’artistes émergents et mon envie de précéder la mode, de déplacer les critères de beauté, ont fait que nos chemins naturellement se sont croisés. Pour lui, comme pour moi, le construit comme le réfléchi sont primordiaux. La réponse n’est plus dans l’instant mais s’inscrit dans la durée. Peut-être par réaction à cette société «où rien ne peut être fait au-delà de 4 secondes, où tout doit être plus rapide, plus court» comme le dénonce le dessinateur suisse Martial Leiter. Je prône un langage plastique qui doit prendre son temps.
C’est précisément là que la photographie prend sa dimension artistique. Pour se démarquer, le créatif doit user d’artifices, combiner les technologies pour sublimer la réalité sans la fausser. La travestir parfois, pourquoi pas. En l’occurrence, pour Régis Colombo, visiter une ville, découvrir un pays, rencontrer ses habitants, prendre la voie des airs, voguer sur les mers, n’est plus une affaire de juxtapositions de prises de vue mais une superposition de clichés, pour sortir des clichés justement. Chez lui, on parle même de fusion numérique de symboles.
Comprendre la photo se mérite. Le «tout est dit en un clin d’œil» n’apporte pas réellement de jouissance. J’apprécie que derrière chaque image, d’apparence normale, se cache une démarche artistique subtile et complexe. Artistiquement, le reportage documentaire ne m’attire pas car la réalité en tant que telle devient vite lassante. N’est pas fertile pour l’imagination. C’est pourquoi la photographie contemporaine est entrée dans ma collection. Elle répond à mes interrogations, mes errements, mes attentes. Sa portée me permet d’en réinterpréter la partition à l’envi. Pour cela, il suffit d’appliquer ce judicieux conseil: méfions-nous du premier regard, la réalité ne se situe pas là où nous croyons.
Pour comprendre la complexité du travail de l’artiste en général, essayons de nous mettre à sa place quelques instants. Prenons le cas d’un symbole touristique comme le Cervin: comment le présenter artistiquement autrement et se démarquer ainsi des innombrables prises de vues touristiques qui existent de par le monde? Puisque le Web en regorge, pourquoi finalement ne pas les réutiliser afin d’en recréer l’apparence comme l’a fait l’artiste suisse Corinne Vionnet («Matterhorn» de la Série Opportunities, de 2006)?. Détourner des matériaux de leur fonction première afin de redonner l’illusion et la forme de ce sommet mythique est aussi une idée réalisée par le tandem de Lausanne, Geoffrey Cottenceau – Romain Rousset («Cervin», 2008).
Il en va de même pour les portraits de «La face cachée de la Mona Lisa», 2011, de «Andy Warhol», 2014 et de «Pablo Picasso», restent-ils reconnaissables alors qu’ils sont composés de plus de deux milles images glanées sur Internet? La réponse est oui, évidemment!
Laurent Delaloye
contemporary art
There is no hurry…
Not that long ago – at the beginning of the 1980s I think – images were definitely not a priority, at least not in the daily press of French-speaking Switzerland. Lengthy considerations in writing were worth more than images frozen at a precise moment. The truth lied in articles written by a journalist rather than in photographs taken by a reporter. Throughout the next day’s editions, photos - usually a portrait taken from the archives – had the annoying tendency to shrink, if not disappear altogether. Words were reserved to the elite and readers had to go through the whole typeset page. What a bore!
The new presentation of the daily Swiss newspaper Le Matin was to change the course of things deeply. Being a young journalist at the time, I was suddenly parachuted as the “photo editor”. Not to write a legend under the pictures selected for their publication but to go in search of photographic testimony, news pictures. Truth-telling documents were thus to take revenge on texts and bring a refreshing breath of truth to the info and events pages. Photos became an added value, leaving the explanations to the texts. Although (inter)national magazines had long had the privilege to present the news under this format, on the line of Paris Match and its famous slogan “the weight of words, the shock of photos”, there was surprisingly nothing of the sort among the (supra)regional and local press in French-speaking Switzerland. Nowadays, of course, images are a priority for all the media publications.
The revolution was under way and film-based photography was still reigning like an unavoidable master. Press photographers experienced an enviable and stressful status “on the ground”. With the arrival of colour, the profession became even more specialised. Black and white being no longer sensational, publishers had to get sophisticated laboratories to meet up with this new requirement. That was until the famous invention of digital technology, available to any given citizen journalist.
In less than the twenty years needed to write about it, news photography was thus trivialised, the advent of smartphones and other mobile devices having taken place. Today, Big Brother is no longer a threat. It’s real! And a painful intrusion into privacy. From now on: “the shock of photography, the weight of ill-doings”.
Art to the rescue
But that was without taking into account contemporary art and the masses of emotions it causes! True enough, it often has to do with provocation too, but without the cruelty. It was in this climate that a certain Régis Colombo emerged, an artist and photographer, exploring a wide variety of fields such as the press, advertising, portraits, the visual arts, staging. One job nourishing another, he had to be cautious about having to make a choice among his passion for painting, travelling, reporting, architecture, the new technologies. In fact, the people he talked to could choose between eight different business cards! This philosophy of life could turn against him as he was anxious not to become dependent on his independence.
My journeys as a passionor (a word made up with “passion” and “collector”) in search for emerging artists and my wish to be ahead of fashion, to shift the beauty criteria, made our paths cross naturally. For him like for me, construction and reflection are both crucial. The answer no longer lies in an instant, it is inscribed in duration. This may be in reaction to this society “where nothing can be made beyond 4 seconds, where everything must be faster, shorter” as Swiss graphic artist Martial Leiter was reporting. I am in favour of a plastic language that needs time.
That’s precisely where photography takes its artistic dimension. To stand out, creativity must make use of devices, it must combine technologies to transcend reality without distorting it. And sometimes disguise it, why not? As it happens, for Régis Colombo, visiting a town, discovering a country, meeting its people, taking to the skies, riding the waves, is no longer a question of assembling shots but of overlaying stereotypes, precisely to leave stereotypes aside. With him, one even talks of the digital fusion of symbols.
Understanding photography has to be earned. The “everything is said in the blink of an eye” formula doesn’t really bring pleasure. I appreciate the fact that behind every image, apparently normal, there is a subtle and complex artistic approach. Artistically speaking, documentaries don’t attract me because reality as such soon becomes tedious. It doesn’t feed your imagination. This is why contemporary photography made its way to my collection. It responds to my questions, my straying thoughts, my expectations. Its range enables me to reinterpret the score over and over again. All you have to do is follow this valuable advice: let us beware of the first glance, reality is not where we believe it to be.
To understand the complexity of an artist’s work generally speaking, let’s put ourselves in his/her place for a moment. Let’s take a tourist symbol like Mont Cervin: how can we present it artistically in a different way to stand out from the numerous tourist snapshots that exist across the world? Since the Net is full of them, why not use them to recreate its appearance? That’s what Swiss artist Corinne Vionnet did (“Matterhorn” from the Opportunities series, 2006). Diverting materials from their original function in order to restore the thrill and the shape of this mythical mountain is an idea which was also put into practice by the Lausanne duo Geoffrey Cottenceau and Romain Rousset (“Cervin”, 2008).
The same goes for the portraits “The hidden face of the Mona Lisa”, 2011, “Andy Warhol”, 2014 and “Pablo Picasso”, are they still recognisable although they are made up of more than two thousand images gleaned on the Internet? The answer is yes, of course!